La rumeur circulait d'un wagon à l'autre. Ce soir, il y aurait bal. Et le train arriverait en gare à temps, tout simplement parce qu'il fallait qu'il y arrive à temps. Une occasion pareille de sortir, ce n'était pas pour tous les jours ! Et la discrétion serait l'élément principal de ce bal. Masqué. Il fallait venir masqué. C'était parfait. Parfait pour le type de mission que s’apprêtait à mener Steppe.
Une vague de bonne humeur envahissait le train de toute part, ponctué à chaque instant par la remarque ironique de certains pirates qui n'avaient à première vue aucune envie de participer aux festivités et, qui pour cela, y allaient de leurs moqueries. Parce qu'un pirate qui s'apprête, c'est chose peu commune. Ca devenait même un paradoxe.
Steppe ne savait dans quelle catégorie se ranger. De toute manière, il n’avait aucunement besoin de se forger une opinion sur le sujet. Car il irait. Il se devait d’être présent. Mais moins de personnes seraient au courant et mieux ce serait.
Il était d'humeur sombre ce jour-là. L'humeur d'Aloysius. Sachant parfaitement ce qu'il devait faire, calme, confiant, il préféra rester assis dans un coin, le nez collé au carreau d'une fenêtre, à regarder le paysage défiler à une allure d'autant plus folle qu'il fallait arriver à temps pour pouvoir se présenter au bal. Il laissait les commentaires effleurer ses oreilles, il en considérait quelques-unes, oubliait les autres. Pour le moment, il avait le regard vide, reflet de son esprit qui cherchait seulement un peu de solitude silencieuse. Il ne pensait plus à rien, il laissait son esprit vagabonder au-dehors, courant parmi les herbes hautes.
"Et toi Steppe, tu fais quoi ? Tu te prépares pas ?
- Je sais pas..."
Il avait répondu si évasivement, sans quitter le paysage des yeux, que la personne qui l'avait abordé haussa les épaules et le laissa là seul avec ses réflexions. Exactement ce qu’il escomptait. Donner l’impression de douter laisserait ses camarades dans l’idée qu’il n’aurait rien de particulier à faire à ce bal.
Enfin, le train arriva en gare. Des pirates sortirent en foule et peu à peu, le silence s'installa, pesant à l'intérieur des wagons. Ceux qui voulaient danser étaient déjà en chemin, tandis que ceux qui s'y refusaient étaient décidés à profiter de l'escale pour aller prendre l'air et se dégourdir les jambes. Steppe restait presque seul.
Bien que le paysage ait arrêté de défiler au carreau, il resta le nez collé à la vitre pendant presque une demie-heure encore, comme s'il ne s'était pas rendu compte que le train était immobile. Mais c'était faux. Il savait. Il profitait simplement de l'engourdissement qui fourmillait en lui. Il aimait cette sensation de lourdeur du corps qui donne l'impression que bouger demandera un effort terrible. Enfin, après un certain temps, il consentit à se relever et à arpenter les couloirs.
Il alla droit dans son armoire, enfila un de ses multiples costumes tous quasiment identiques en raison de la couleur, chemise noir, pantalon noir, prit un de ses longs et lourds manteaux noirs qu'il passa sans la moindre hésitation sur ses épaules et peigna négligemment sa tignasse sombre. Il ne servait à rien de s'acharner, le vent ne tarderait pas à défaire le travail. Il fouilla un instant dans un tiroir, puis dans un autre et finit par trouver ce qu'il cherchait dans le fond d'un vieux tiroir où avaient échoués quelques boutons décousus et un peigne oublié. Un loup. L'arme qui préserverait son identité. C'était important. Surtout ce soir.
Il sortit alors du train, posant un pied sur la terre ferme. Il marqua une pause pour profiter de la fraîcheur de la nuit. Il arriverait après tout le monde. C'était parfait. C'était la meilleur façon de se fondre dans la masse sans que personne ne le remarque. Arriver quand la fête a déjà commencé, c'est passer inaperçu aux yeux de ceux qui s'amusent déjà.
Il se mit donc en marche, guidé par la musique qui résonnait déjà à ses oreilles. Cette promenade nocturne lui fit le plus grand bien. Il se sentait de mieux en mieux. Cela faisait des lustres qu'il n'avait pas dansé. Et il aimait ça, malgré tout, danser. Ca aidait à ne plus penser. Pourtant, ce soir, il ne danserait pas. Ou plutôt il danserait quand cela serait nécessaire à sa mission. Il se fondrait dans la foule. Ses compagnons seraient là, s'ils le voyaient, ils le reconnaîtraient sans doute, mais les autres n'y feraient pas attention. Ils ne sauraient pas qui il était et ça lui allait parfaitement. Ce qui importait pourtant, c’était qu’une personne le reconnaisse. Une seule. Un dénommé Kid. Steppe ne le connaissait pas vraiment. Il voyait vaguement à quoi il ressemblait, même si le masque le déroberait sans doute à son regard. Mais pour parer à ce léger inconvénient, tout avait été mis en place. Une description particulière avait été dictée à Steppe et l’infime signe qu’on leur avait appris à tout deux leur permettrait de se repérer à travers la foule. Bras collé au corps pour plus de discrétion. Paume ouverte. Doigts pointés vers le bas sauf l’annulaire rentré au cœur de la paume. Le pouce par-dessus pour le maintenir stable. Une figure simple, qui se remarquerait uniquement par les deux avertis qui pourraient ainsi se reconnaître, se retrouver et mettre au point un plan rapide mais néanmoins efficace. Du moins, c’est ce que Steppe espérait.
Lorsqu'il découvrit la clairière, le jeune pirate fut surpris. Il ne s'attendait pas à un endroit si... charmant. Les lumières semblaient danser au rythme de la musique, comme les nombreuses personnes qui étaient en train de virevolter en couple sur la piste. Il y avait du monde déjà. Exactement ce qu’espérait Steppe. En quelques mouvements, il se fondit dans la foule, trouvant sa place près du buffet où il s'empara d'une coupe afin d'avoir l'air d'être là depuis longtemps. Cela éviterait les remarques ou marques d'attention embarrassantes. Il but discrètement une puis deux gorgées afin que son verre donne l'impression d'avoir été entamé depuis un bon moment. Voilà, il était prêt, il n'avait plus qu'à attendre. Et en attendant, plus qu’à regarder les autres danser, plus qu'à observer, voir la joie sur leur visage, essayer de deviner leurs pensées. C'était un jeu toujours passionnant. Et puis, cela ferait passer le temps, avant qu’il ne retrouve enfin le fameux Kid. Derrière cette apparence de simple spectateur, il était aux aguets. Il captait en l’espace d’un quart de seconde le moindre mouvement. Il cherchait le signe. Signe qu’il effectua une première fois pour amener le pirate à lui. Au cas où il serait déjà présent. Il avait pris soin de s’infiltrer entre plusieurs personnes et groupes de personnes qui restaient également près du buffet. Ainsi il ne paraissait pas isolé. Par conséquent, il ne pouvait pas éveiller le moindre soupçon.
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